“Qui a tué mon père”, chant d’amour d’Édouard Louis magnifié par Stanislas Nordey
C’est un chant d’amour et de révolte, pour et contre un père qui l’a trop ignoré et pas assez aimé, et qui fut brisé par son outil de travail. Le récit brûlant d’Édouard Louis (Éd. Seuil) pour son père et contre le système social est ici porté avec incandescence par l’acteur et metteur en scène Stanislas Nordey. Dans la grande salle du Théâtre de la Colline, ce récit devient une épopée qui plonge à vif dans l’intime et le politique.
Un homme ne doit jamais pleurer
Refouler les interdits, c’est-à-dire la faiblesse, la féminité, les émotions, tel est le diktat de ce père qui s’est construit par les atours d’une masculinité déterminée, par la force, l’autorité. La violence ? Il l’avait subie de son père, alcoolique déjà, qui frappait sa mère. Pas question pour ce père de reproduire cette violence sur ses propres enfants qu’il ne touchera pas. Édouard Louis, jeune écrivain et sociologue engagé, s’est fait remarquer à 21 ans avec Pour en finir avec Eddy Bellegueule où il évoquait sa souffrance et l’exclusion sociale subies en raison de son homosexualité. Qui a tué mon père, après Histoire de la violence, est le récit d’une réconciliation avec son père en même temps qu’une dénonciation ouverte des politiques qui, selon l’auteur, ont brisé sa vie sociale.
Un comédien et des fantômes sur scène
La scène est un plateau rectangulaire de lumière chaude comme le feu des mines de charbon du Nord de la France au siècle dernier. Tout autour se déploient, en noir et blanc, des photographies de maisons à toit d’ardoises, identiques et tristes comme l’ennui. Une table au centre, autour de laquelle Stanislas Nordey, en véritable athlète du plateau, va tournoyer, parler, hurler, danser, chuchoter une histoire d’amour et de rage. Son père est assis là, au bord de la table, sur une chaise, la tête dans les mains, le visage dissimulé, pieds nus. En réalité, et la ressemblance est saisissante, le personnage immobile et massif qui l’écoute passivement est un mannequin grandeur nature. Qui va se démultiplier de manière identique, multipliant les fantômes d’un père omniprésent mais dont la passivité, l’indifférence vont jouer comme l’aiguillon de la révolte du fils. La vie contre la mort sociale, exister pour ne pas reproduire et subir la violence mortifère de son milieu social.
Exister contre son milieu
Édouard Louis, en sismographe du réel, fait la biographie de son paternel en s’adressant directement à lui selon des bornes chronologiques et des chocs émotionnels. Le dur travail de l’usine, le retour à la maison, ou la soirée alcoolisée avec le frangin et les copains, une mère qui l’attend jusqu’à la nuit en décidant un jour de ne plus l’attendre en jetant ses affaires dans des sacs poubelle, et le jeune Édouard, épris de danse et de travestissement, de théâtre et d’histoires, qui se heurte quotidiennement à l’ignorance critique et au mépris de son père. Il y a des moments éblouissants d’émotion, d’une force dévastatrice, dans ce spectacle porté magistralement par Stanislas Nordey qui varie les modalités du récit et de la parole, tantôt projetée sur un écran, tantôt proférée, tantôt chuchotée au public, micro en main. Il s’agit pour le jeune garçon d’exister coûte que coûte face à un père qui est, selon l’auteur, otage de la violence sociale : le travail, l’absence d’études, la maladie et l’accident fatal à l’usine qui lui brise le dos. Un père généreux aussi, cabotin, farceur, qui s’accroche à son personnage pour ne pas être un “raté” de la vie. Lourdement handicapé, il finira balayeur. Mais Édouard, le fils prodige, transcendera cette hérédité fatale, selon la théorie de Bourdieu, en choisissant la voie universitaire et en quittant, à 17 ans, le foyer familial pour étudier à Amiens. Ce spectacle est un véritable cri d’amour et de réconciliation familiale, en même temps qu’un cri de rage politique contre des gouvernants, cités un à un, personnellement, qu’Édouard Louis accuse d’avoir “tué” socialement son père. Une révolte dérangeante, certes, mais dont nul ne peut sortir indemne.
Hélène Kuttner
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